L’Adroit Coutumier

Ce matin, tu pestes. Comment a-t-il osé? De quel droit bouscule-t-il tes habitudes, ta petite zone de confort? Le lui as-tu simplement demandé? As-tu manifesté une quelconque insatisfaction envers les choses, telles qu’elles étaient? Non, tu en es certain. Il a pris cette décision de son propre chef, sans te consulter. Quelle idée ! Dois-tu te mettre en quête d’un autre endroit où poser tes fesses pour résoudre ton problème de mots croisés dont la difficulté a été calibrée à ton intellect pédant mais néanmoins étriqué? Non… Trop risqué. Trop Dangereux même. Et si tu échouais à tisser de nouvelles habitudes? Non. Il vaut mieux pour toi et pour ta santé mentale de te faire une raison. Ce ne sont que des chaises après tout. Il a bien le droit d’en changer, cet ignoble tenancier…

Mais pourquoi cette réaction épidermique copain? Pourquoi cette nostalgie envers un vulgaire élément d’ameublement qui, avouons-le, était irrémédiablement bancal? De quoi je me mêle? Calme-toi copain, tu n’existes que par la bonne volonté de mon allégorique plume, et n’oublie pas que j’ai droit de vie ou de mort sur toi. Tu t’es calmé? C’est bien. Réponds maintenant. Tu fréquentes ce café depuis plus de vingt ans, et tu t’y sens bien. Soit, mais encore? Tu es troublé par la disparition des chaises? Tu n’aimes pas celles qui les ont remplacées? Tu les trouves étranges? Je n’irai pas jusque-là copain. Une assise, un dossier et quatre pieds. Toutes les chaises, à moins d’être conçues par l’autre escroc au patronyme quelque peu ferreux, se ressemblent peu ou prou, tu ne trouves pas? Oui mais ce ne sont pas les tiennes? Ah! Je vois qu’on touche le problème du doigt…

Ces chaises ne t’appartiennent pas copain. Elles te sont gracieusement prêtées contre ta promesse de consommer cette espèce de décoction carbonisée à laquelle le tenancier ose donner le nom de café. Parce que oui, le café est dégueulasse ici. Ça ne te dérange pas? Je m’en doutais…

Tu es prisonnier de l’habitude copain. Tu es le genre de personne qui serait horrifiée à l’idée de goûter un plat inconnu, de changer de chaussures ou, soyons fous, de découvrir un nouvel auteur. Tu souffres d’une allergie à la nouveauté qui rougit ta peau au contact d’une idée nouvelle, telle que le verre mou, le cinéma privatisé ou la voiture électrique. D’ailleurs, j’y pense, tes vaccinations sont à jour?

Le tenancier n’a aucun compte à te rendre copain. Si demain, il décide de tout redécorer, de servir des tartelettes à la figue ou, utopie quand tu nous tiens, de s’appliquer à fournir du bon café à sa clientèle, ce sera sa décision à lui seul. Si cela te déplaît, tu seras en effet libre de chercher ton bonheur ailleurs. Peut-être la charmante viennoiserie/bistrot qui vient d’ouvrir au coin de la rue? Tu sais, celle tenue par une jeune femme pleine de bonne volonté? Ou alors l’établissement discret à cinq minutes d’ici, à l’ambiance agrémentée de verdure et de musique discrète? Tu refuses? Oui, ça te ressemble. Tiens, voilà le tenancier. Exigeons des explications.

«Ah, vous êtes déçu par les nouvelles chaises? Je sais monsieur, je sais… Il fallait les changer, elle tombaient en rideaux. J’ai essayé de retrouver les mêmes, pas moyen! J’ai fait au mieux, j’ai déniché celles-ci. Pas très jolies, et elles ne jurent pas trop avec le reste. D’ici deux à trois semaines, elles seront assez encrassées pour passer inaperçues. Comment? Oui monsieur. Les serveurs ont reçu la consigne de ne jamais les nettoyer. Ça crée l’illusion voyez-vous… Comment? Ah mais je vous en prie monsieur!»

Qu’en dis-tu copain? Tu vois bien que ce cher cafetier est désolé de ses actions. Adroit coutumier familier de ton addiction à l’habitude, il a déployé des efforts surhumains pour t’éviter le choc transitoire. Tu peux continuer indéfiniment à boire son jus de cul, en noircissant les cases de ton jeu là.

Pendant ce temps, la jeune femme pleine de bonne volonté peine à trouver une clientèle stable. Les plantes qui agrémentent l’autre établissement jaunissent, faute d’entretien convenable. Comment copain? Fallait prendre des plantes plus robustes, bien enracinées et moins friandes d’attention? Comme quoi par exemple? Comment? Ah… Du jasmin vert…

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