Comedia Della Morte

« C’est un problème d’éducation ! », entend-on souvent en guise de réaction à une incivilité quelconque. Ce n’est pour ainsi dire pas très faux, mais le raisonnement est, à mon sens, brouillon. Oui copain, je commence par le début.

Il faut d’abord encadrer les incivilité concernées. L’écrasante majorité d’entre elles a lieu sur la route, entre automobilistes; changement de file sans clignotant, slalom entre les voitures, dépassements dangereux suivis de queues de poissons envers les rares conducteurs qui respectent les distances de sécurité… Et parfois, on invite les piétons aux festivités. Traversées en dehors des clous, négligence des trottoirs, jeux d’enfants en pleine rue…. etc. La liste est aussi longue qu’une tirade de chauffeur Yassir contre les hirakistes, mais passons.

Les incivilités concernées ne relèvent pas que de l’ordre de la circulation. Le moindre incident ou malentendu est prétexte à échauffourée, et aucune mesure n’est jamais prise pour désamorcer la violence avant qu’elle n’explose. Là aussi, le quidam assistant à la scène blâmera « le manque d’éducation », et staghfoullera en rafale avant de s’éloigner en quête d’une nouvelle rixe à commenter.

Comment copain ? T’es d’accord avec le quidam ? Je t’avouerai que je ne suis pas loin de l’être aussi. Simplement, j’ai en tête un contre-exemple. Une occurrence unique ne faisant jamais loi, je me garderai bien de le proposer en tant que tel. Mais dans mon esprit, il suffit à semer le doute quant au sempiternel « manque d’éducation », source de tous les maux.

J’avais un copain, étant petit. Un garçon tranquille, amoureux de bande dessinée comme moi. On devait être quatre dans toute notre école à réellement aimer ces « conneries de gamins », comme les appelaient nos chers camarades bien plus « adultes ». Ce copain en question avait une vie de famille particulière. Son père le haïssait. Pourquoi ? Parce qu’il était basané et crépu de chevelure. En cela, le portrait craché de son paternel, je dois dire. Le hic, c’est que tout le reste de sa fratrie, cinq garçons et filles si je me souviens bien, tenaient beaucoup plus de la mère, créature diaphane aux cheveux soyeux. Résultat, mon copain était le seul rejeton de cette famille qui n’avait jamais de vêtements neufs. Le seul qui n’avait ni vélo, ni jouets, ni attention paternelle. Il m’a confié un jour que son père ne lui adressait jamais la parole, si ce n’était pour lui aboyer un ordre à la figure. Et ce, sans jamais prononcer son prénom. Son amour pour la bande dessinée, il l’assouvissait en investissant les quelques sous tombés dans ses poches durant les fêtes de l’aïd, et en se faisant prendre en pitié par les vendeurs à la sauvette des rues d’Oran qui l’autorisaient à feuilleter les numéros étalés en vrac.

Ce copain a fini par quitter l’école, et nous nous sommes un peu perdus de vue. Je l’ai croisé plus tard, jeune adulte, toujours aussi tranquille et affable, et travailleur honnête. Ce garçon, copain, a cruellement manqué d’éducation. Il n’a pourtant pas évolué en barbare. Comment expliques-tu cela ?

C’est drôle, en évoquant l’école, je me suis souvenu d’un drôle de détail. Je n’ai jamais préparé d’antisèche que pour deux matières : L’histoire et l’éducation islamique. Apprendre par cœur un manuel de propagande militariste exhortant au martyr à tout prix ainsi que son pendant religieux ne m’ont jamais enthousiasmé. Et comme il fallait présenter au paterfamilias une série de notes qui convenaient à ses préconceptions toutes relatives de l’excellence, l’antisèche était la seule solution. Paradoxalement, les camarades bien plus adultes évoqués plus haut n’avaient que ces deux matières pour renflouer leurs moyennes, tant l’apprentissage bête leur venait naturellement. Très vite, un système de troc d’informations fut élaboré, et notre petit instituteur put recevoir les félicitations de sa hiérarchie pour les bons résultats obtenus par sa classe.

Pendant ce temps, un étrange phénomène se développait chez ces enfants finalement pas si adultes que ça. Un profond respect de la mort s’ancrait dans leurs juvéniles circonvolutions grises. Une certitude selon laquelle il n’y a point de salut dans la vie, et que seule une mort héroïque (violente donc) était l’assurance d’une meilleure vie après la vie. Il est particulièrement malsain d’entendre un gosse dire qu’il préférerait « mourir plutôt que… ». Ce sont ces gamins qui ont grandi et qui aujourd’hui nourrissent cet extraordinaire  vœu pieu à chaque pas, allant jusqu’à abandonner tout instinct de conservation dans le but d’accélérer l’accession à cette vie fantasmée.

Comme quoi, il y a bien pire qu’un « manque d’éducation » copain : Une éducation axée sur la mort.

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